Aganippé ASBL

Les ateliers d'écriture d'Eva Kavian

HISTORIQUE

Les premiers pas

C'était en 1985, je travaillais en hôpital psychiatrique, comme ergothérapeute. La relation avec les patients s'inscrivait autour d'une activité, manuelle ou non, en groupe et en individuel. La multiplicité des prises en charge thérapeutiques me laissait perplexe. Chaque soignant y allait de sa dernière formation en date, et s'il était un point commun entre les prises en charge thérapeutiques c'est qu'en aucun cas il n'y était question de créativité, alors même que les patients étaient dans une forme de blocage, par rapport à leur créativité, du fait de leur problématique, du fait aussi d'être « pris en charge ».

J'ai alors voulu offrir un lieu, un moment, tout simple, pour que cette créativité puisse être dynamisée, sans qu'il soit question de thérapie. J'écrivais, à défaut de pouvoir faire de la musique, de la peinture, du théâtre ou du dessin. J'ai proposé un atelier d'écriture. Plusieurs fois par semaine, ceux qui le souhaitaient venaient écrire. Il y avait des fiches, sur la table, avec des propositions d'écriture variées, mais toujours dans l'écriture de fiction. Après le temps d'écriture, chacun lisait son texte, on en parlait. On parlait du texte, pas de soi, pas de l'auteur, pas de ses problèmes. J'ignorais l'existence d'autres ateliers. J'étais jeune et pleine d'idéal, je suivais aussi une formation psychanalytique (lacanienne), et je commençais à déchanter, par rapport à l'institution psychiatrique, à ce qu'elle générait, j'avais l'impression de cautionner un système qui ne menait pas les personnes vers l'autonomie, qui les enfermait dans un cercle stérile. Je suis partie.
La découverte des ateliers

C'était un temps sans vie professionnelle. Un temps pour écrire, pour lire, pour regarder le monde et chercher la place que je pouvais y prendre, en restant proche de moi-même. Je poursuivais ma formation. Je pensais que toute ma vie avait été organisée, autour de la vie professionnelle, depuis mes premiers pas dans la scolarité, et dans le discours de la société, dans le discours parental, et je me disais que ce n'était pas mon truc, la vie professionnelle, je ne voulais pas vivre en organisant tout autour de ça. Je faisais des petits boulots, pour avoir le minimum nécessaire, j'ai vendu du fromage sur les marchés, j'ai arrangé des chaises pour des conférences, j'ai repeint des appartements, puis j'ai découvert le livre d'Odile Pimet et de Claire Boniface. Dans ce livre, elles recensaient et présentaient des ateliers d'écriture. En découvrant ce livre, je découvrais l'existence des ateliers d'écriture, mais aussi les différents courants, et surtout, j'avais envie de suivre des ateliers, et de me former, de me donner les outils, pour avancer dans ce domaine. Il y avait peu d'ateliers en Belgique, et j'ai été déçue, par le manque de professionnalisme des animateurs rencontrés, par le manque de respect de l'écriture de l'autre dont ils faisaient preuve. Ils ne visaient pas l'autonomie, ils ne menaient pas les participants vers leur écriture, ils ne les outillaient pas, ne donnaient aucune piste pour retravailler le texte. Ils faisaient écrire. Point. J'ai alors suivi quelques ateliers chez Elisabeth Bing, qui me semblait travailler dans le même sens que moi, puis j'ai suivi la formation chez elle. Cette formation m'a offert un cadre de réflexion, m'a permis de conceptualiser ce que je faisais jusque là à l'instinct, avec les moyens du bord, et m'a donné le goût de l'exigence, dans mon travail d'animation, dans la préparation, la recherche. Cette formation avait des lacunes, et c'est bien, car cela me renvoyait à moi-même, à la nécessité de la compléter par un travail personnel, à la possibilité de créer des ateliers qui me ressemblent et qui ne soient pas la reproduction d'un modèle servi sur un plateau.

La création d'Aganippé


Il fallait un cadre juridique, bien sûr, mais surtout, je voulais m'inscrire dans une démarche professionnelle, et mettre en place une structure qui puisse s'agrandir, accueillir d'autres animateurs, d'autres projets autour de l'écriture. Je ne connaissais rien au milieu littéraire belge, il n'y avait pas encore beaucoup d'animateurs sur la place publique, et aucun avec qui j'aie envie de monter un projet. Je faisais juste mes premiers pas. Aganippé est née le même jour que ma deuxième fille. Quelques amis m'ont soutenue et accompagnée, ils ont nourri ma réflexion et ont accepté de faire partie du conseil d'administration. J'ai commencé des « modules longs », distribué des prospectus dans des librairies et des centres culturels et, rapidement, on m'a demandé d’autres ateliers.

A vrai dire, je n'étais pas très à l'aise. Je n'avais rien publié, rien à publier, je n'avais pas de formation littéraire, je me prenais pour qui, à la fin ? La première personne qui s'est inscrite, c'était un de mes professeurs de français du secondaire supérieur. Mais la machine était lancée. J'ai fait comme si j'étais à l'aise. Après quelques séances, cette dame m'a dit que si elle avait suivi des ateliers du temps où elle enseignait, elle aurait enseigné autrement. Pendant quelques années, dans le contexte d'une vie de femme au foyer (je vous passe les détails), j'utilisais le temps qui me restait à préparer quelques ateliers, les animer et à en faire l'analyse systématique. Une véritable école de formation. Si j'avais dû en vivre, si j'avais voulu en faire un « travail », je n'aurais pas eu le temps de construire peu à peu mes compétences, mes outils. Plus j'avançais dans la recherche, la pratique et tout ça, plus j'étais passionnée. Mon besoin d'écrire avançait lui aussi, et quand ma troisième fille est entrée à l'école, j'ai pu trouver un peu plus de temps, j'ai écrit un roman.

En vingt ans...


J'ai commencé avec un module long, c'est-à-dire un atelier bi-mensuel, pendant un an, et très vite, on m'en a demandé d'autres, ponctuels ou de longue durée. J'ai travaillé pour des écoles, pour des organisateurs de stages, des centres culturels. Tout le monde ne souhaitait pas s'investir comme le nécessite le module long, j'ai ajouté des journées, des soirées thématiques, certains voulaient poursuivre le module long, encore et encore. Je pense que suivre un atelier trop longtemps fait tourner en rond et empêche l'autonomie. Après trois ans, il me fallait proposer autre chose à ceux qui voulaient poursuivre le travail avec moi. Ainsi ont été mis en place des week-ends d'écriture de nouvelle, des « groupes Roman » (textes longs) jusqu’à la mise en place des quatre niveaux. Certains participants avaient envie de commencer à animer eux aussi, mais suivre un atelier durant des années ne donne pas selon moi les outils suffisants pour animer un atelier d'écriture, ainsi ont été mises en place les formations à l'animation. A revoir tout cela, je me dis que ce sont les participants, leur envie d'aller plus loin, qui m'ont permis de développer tant de projets. Pour qu'ils ne s'endorment pas, pour qu'ils avancent, il me fallait avancer, être créative.

Voici, à titre d'exemple, quelques ateliers ou projets (en plus de ceux que vous trouverez ici) dans la page les ateliers d'Aganippé) que j'ai conçus et/ou animés, dans le cadre d'Aganippé :

  • Formation des enseignants : Ecole Saint Joseph à Malonne, Ecole du Verseau, à Bierges. En quatre jours, l'ensemble des enseignants (maternel et fondamental) a été formé à l'animation d'ateliers d'écriture en classe. Ces formations collectives ont permis de dynamiser toute l'école vers une réflexion sur l'écrit, la lecture, et, vers une mise en pratique. Les enseignants sont de plus en plus nombreux à suivre des ateliers d'écriture ou des formations pour en animer (v site IFC), nous avons aussi animé plusieurs sensibilisations, en France et en Belgique. Et si ces temps sont courts et insuffisants, je sais qu'ils ont eux aussi donné des clés pour quelques enseignants, lesquels ont pu vérifier la richesse de cette approche qui part de l'expression, de la créativité, du plaisir, pour aller vers les compétences, les acquis, etc.
  • Mystéria : Ma fille avait huit ans et trouvait injuste que seuls les adultes reçoivent du courrier. J'ai proposé une lettre à son instituteur une lettre qui disait « vous ne me connaissez pas, mais si vous m'écrivez, je vous réponds. Tout ce que je demande, c'est que votre lettre soit dans une enveloppe spéciale. Signé : Mystéria ». L'enseignant en a parlé à ses collègues et toute l'école a voulu entrer dans le jeu. Durant six mois, tous les enfants écrivaient à Mystéria, qui leur répondait, sans que personne ne sache qui elle était. En voyant l'engouement de leurs élèves, qui se mettaient à écrire durant les récréations, les enseignants ont été interpellés, ils ont voulu se former à l'animation d'ateliers d'écriture. Ils ont tous commencé à animer des ateliers dans leur classe, et ont commencé à préparer une « fête de l'écriture », qui a clôturé l'année.
  • Notre livre à nous tous : Un village avait envie de susciter des projets, autour de l'idée « osons nos différences », pour fêter l'an 2000. J'ai proposé un projet « Mystéria » . Avec l'accord des directeurs des 5 écoles du village, des lettre signées Mystéria ont été envoyées à chaque enseignant qui devait simplement les lire à sa classe, jusqu'au jour J, où les huit cents enfants écrivaient en même temps, pendant une demi-heure, un texte à partir d'une même consigne. Ces textes ont été rassemblés en un livre offert à toutes les classes.
  • Namur Murmure : Il fallait proposer quelque chose à tous les élèves de 3 à 18 ans de la région de Namur, dans le cadre de la semaine de la langue française en fête. Mystéria a encore frappé, et 3500 élèves ont écrit, avec des propositions multiples et adaptées à l'âge des participants. Leurs textes ont été « affichés » dans la ville par les élèves des écoles artistiques.
  • Le méga atelier : Parmi les raisons de la création du réseau Kalame, il y avait le désir de faire connaître les ateliers et les animateurs à un plus large public, dans le cadre de la Fureur de Lire, nous avons voulu voir grand. C'était un atelier géant, pouvant accueillir un maximum de participants. Personne ne devait s'inscrire, cet atelier s'adressait à tout le monde, avec ou sans expérience d'écriture en atelier. 230 participants. Dix auteurs étaient présents, chacun d'eux avait accepté de relire un texte produit et de faire des commentaires, afin de le poursuivre et de le retravailler.
  • Les magasins d'écriture : Je pense que le premier magasin d'écriture est une idée de Francis Dannemark. Il avait envoyé des écrivains dans une gare, et le public pouvait leur commander un texte, avec une consigne. Le texte était ensuite offert à celui qui l'avait commandé. J'ai élargi cette idée, en faisant des magasins d'écriture où tout le monde écrivait et commandait. Lors de l'académie d'été de Neufchâteau (300 textes par soirée !), à la Foire du Livre, avec des classes, ou dans des bistrots, cet atelier un peu étrange est chaque fois dynamique, il suscite des rencontres surprenantes, et permet à chacun de prendre la place qu'il souhaite, durant le temps qu'il souhaite. A chaque fois, il s'agit d'un acte créatif, humble, et généreux.
  • L'atelier épistolaire : J'allais à un rythme régulier dans un bistrot, avec des papiers, des plumes et des encres. Ceux qui voulaient écrire une lettre s'installaient, écrivaient, puis partaient, tout simplement. Mais aussi,les gens se mettaient à parler, à se lire des bouts de lettre, à s'en commander aussi…

Bon ça suffit ! Je ne peux tout de même pas parler de tous les projets particuliers qui ont été réalisés. Finalement, chaque atelier est particulier, spécifique, et géant, à sa manière…

Je continuais à chercher des contacts avec d'autres animateurs, je voulais pouvoir renvoyer des participants ailleurs, je voulais pouvoir échanger à propos de mes pratiques, nourrir ma réflexion, avec d'autres qui faisaient ce travail. Outre le fait qu'ils étaient encore peu nombreux, ces animateurs travaillaient souvent de leur côté, sans guère de visibilité, et parfois, dans un certain protectorat, comme si on allait voler « leurs clients » ou leurs idées. Je souhaitais mettre les animateurs en réseau, leur permettre de se connaître, de se rencontrer, de se nourrir, permettre aussi au public d'en savoir plus, sur les ateliers existants, mais cette idée ne suscitait pas d'intérêt. Puis j'ai rencontré Francis Dannemark, qui lui, était intéressé et m'a mis en contact avec Réjane Peigny et Pascale Fonteneau. Toutes deux travaillaient à Escales des Lettres et s'occupaient des ateliers d'écriture de l'association. Dès cette première rencontre, l'idée de créer un réseau s'est imposée, mise en route. Nous avons pris beaucoup de temps pour que mûrisse le projet, pour le mettre en place et nous avons créé le réseau Kalame. Nous avons été chargées d'organiser une journée « enjeux de la créativité » sur les ateliers d'écriture (Damprémy, janvier 2003). Quatre cent personnes sont venues, animateurs, acteurs culturels, enseignants, biliothécaires. Nous avons publié un guide des ateliers en communauté française (éd Luc Pire, 2003), et le réseau a commencé à vivre, à grandir, à être soutenu et reconnu par la Communauté Française. On parle maintenant d'une mode, parce que les ateliers se développent, parce que de plus en plus de gens écrivent en atelier. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une mode. Ce n'est pas une mode qui remplit chaque année les académies de musique et de dessin.

La plupart des gens écrivent ou ont envie d'écrire, à un moment ou l'autre de leur vie. A l'occasion d'un deuil, d'une rupture, d'un temps de crise, c'est souvent l'écriture qui est le lieu où se poser, se déverser. Il est impossible de dénombrer ceux qui tiennent un journal, écrivent des poèmes, mais ils sont vraiment nombreux. L'écriture n'est pas plus à la mode qu'avant. Je pense surtout que les ateliers offrent quelque chose de nouveau. Il existait des académies de dessin, de théâtre, de musique, des écoles de danse ou de cinéma… mais l'écriture semblait prise en charge par l'enseignement. Et l'écriture, à l'école, c'est comme une promesse de voyage, un voyage pour lequel on passe des années à faire ses bagages, sans jamais partir. Quand on quitte l'école, il nous reste des souvenirs de ratures rouges, de dissertations jamais assez bonnes, de règles d'orthographe ahurissantes, il nous reste des souvenirs de lectures obligées de livres qui ne nous intéressent pas et des poèmes complètement neuneu. L'écriture, la littérature, nous arrivent par le savoir. On nous transfère un savoir, on l'ingurgite tant bien que mal, mais il n'a pas souvent été question d'expérience, de plaisir, d'expression et de créativité. Les ateliers d'écriture ont tout changé. On peut y écrire sans honte, sans être en faute, on peut y écrire pour le plaisir, sans vouloir en faire une profession, on peut y rencontrer des gens qui lisent et écrivent. Ce n'est pas une mode, c'est un lieu, enfin, pour l'écriture. Chacun peut être acteur. L'écriture n'est pas réservée à une élite, elle appartient à chacun.